Opération Séisme Haïti 2010

Le mardi 11 janvier 2010, lorsque mon équipage et moi arrivons à Fort-de-France en Airbus A310 pour une mission de relève classique d’une unité de l’armée de terre, un tremblement de terre vient d’avoir lieu en Haïti.
Notre avion est réquisitionné pour participer au pont aérien vers Port-au-Prince.
La journée du 13 est consacrée aux préparatifs du premier vol, avec une complète incertitude en ce qui concerne l’état des infrastructures à l’arrivée. Voici comment s’est déroulé notre premier vol.

Récit extrait du livre :

Femme pilote dans l’armée de l’air de Barbara BRUNET-GAIGNARD aux Editions JPO

 03 h 00 : réveil. Départ pour l’aéroport.
06 h 00 : le chargement prend un peu de retard. J’essaie d’obtenir des informations sur les vols des Casa. Ils se seraient bien posés à Port-au-Prince mais ne sont toujours pas revenus.
06 h 45 : Nous sommes sur le point de décoller pour Pointe-à-Pitre.  Avec la charge définitive, nous avons calculé un carburant pour pouvoir nous poser à la masse maximum possible à l’atterrissage à Port-au-Prince. Le premier Casa qui revient est en contact avec la tour de Fort-de-France et demande l’autorisation de nous parler directement sur la fréquence. C’est le commandant d’escadron de transport Outre-Mer, il a pu voir un loader et des escabeaux en fonctionnement. La piste n’a pas souffert du tremblement de terre. Ils ont dû faire plus de deux heures d’attente avant de pouvoir se poser, l’espace aérien est déjà bien encombré ! Il nous souhaite bonne chance ; j’ai un trac fou au moment de décoller… Atterrissage à Pointe-à-Pitre pour embarquer d’autres secouristes. Après le décollage de Guadeloupe, nous signalons le volcan voisin de Montserrat en pleine activité volcanique. Le contrôle n’était pas au courant de cette éruption qui crée de mauvaises visibilités dans les basses couches de l’atmosphère. Cela n’a peut-être rien à voir, mais la région nous semble en pleine activité sismique. […]

Jusqu’à la frontière haïtienne, c’est de l’IFR standard. […]
Le contrôleur de porto-Rico nous souhaite bonne chance en guise d’au revoir. Nous sommes descendus à 16 000 pieds pour passer la frontière. Le contrôleur nous annonce qu’il y a une fréquence « tour » à Port-au-Prince, mais que le terrain est non contrôlé, en conditions de vol à vue, qu’il y a du monde partout, et qu’il faut ouvrir l’œil. Lui aussi nous souhaite bonne chance. Nous prenons le cap du terrain sans descendre pour voir et écouter ce qui se passe.

Nous décidons de nous mettre en attente au-dessus de la mer, en faisant des descentes progressives en auto information. Mais il n’y a aucune méthode de travail et aucune discipline de la part de tous nos collègues venus du monde entier : sur la fréquence, c’est chacun pour soi, le contrôle ne peut pas répondre car il est  systématiquement interrompu. La tour de contrôle « autorise » décollages et atterrissages en fonction de la place sur le parking. Par deux fois, le terrain ferme 30 minutes ; certains restent dans leur attente et d’autres partent. Certains équipages font le forcing et se présentent en finale. Un avion aura l’ordre de remettre quatre fois les gaz avant d’obéir. Deux avions s’annoncent short petrol, sans terrain de dégagement accessible ! Un Hercules de l’USAF s’annonce en PAN-PAN suite à de sérieux problèmes de train d’atterrissage et se déroute vers Guantanamo à Cuba. Un pilote de C-17 américain essaye d’expliquer à la personne qui fait le contrôle aérien comment procéder pour nous empiler dans l’attente et nous faire descendre les uns derrière les autres. Cela fonctionne deux minutes avant que le chaos recommence. Pendant tout le vol, je fais de régulières annonces aux passagers pour tenter de les maintenir au courant de la situation, mais en regardant par les hublots, ils ont bien compris que nous n’étions pas seuls en l’air…

Cela fait maintenant 2 heures que nous tournons ; j’ai fait installer les deux convoyeurs et le technicien au poste pour qu’ils nous aident à assurer la surveillance du ciel. Ils ont le nez collé aux vitres latérales du poste de pilotage. Olivier est à la radio, le dernier message est un peu litigieux, nous nous annonçons prêts à atterrir. Miracle, notre insistance paye et nous sommes autorisés, derrière un avion à 5 nautiques. Pourvu que ça passe…Il dégage première bretelle. Ouf ! Je me pose ! J’ai l’impression d’avoir fait le plus dur… Erreur ! Le «contrôle» nous demande de dégager fin de piste sur le parking ONU, mais lorsque nous arrivons en vue du taxiway nous réalisons qu’un Boeing 737 chilien nous empêche de passer. Nous faisons demi-tour en bout de piste et roulons vers le parking principal. Un autre Boeing 737 est sur le taxiway, et nous empêche d’entrer : il pénètre sur la piste et nous pouvons rentrer sur le taxiway. Nous avons dégagé enfin la piste. Pas de place sur le parking ! Nous maintenons 10 minutes avec les moteurs tournants. Nous comprenons alors que le groupe de soldats US dans l’herbe sur notre côté, avec un quad et des jumelles, assure le contrôle. Ces types qui font la gestion du parking se sont improvisés contrôleurs ! Je comprends mieux… Un A-310 espagnol est au push, ils vont le repousser derrière l’A-310 de Blue Line, ce qui nous libère une place, très loin des standards OACI : avions très proches à gauche, à droite et en dessous du nez. Nous aurons même beaucoup de chance qu’aucun véhicule ne nous percute pendant l’escale. Il y a beaucoup de fret et de monde dans la zone de souffle. Je roule tout doucement.

Coupure moteur. Pas de cales bien sûr. Nous avons une passerelle, les passagers peuvent descendre. Pas de réseau téléphonique, personne ne sait que nous sommes posés. Nous remarquons deux camions de pompiers sur l’herbe, ils ont l’air neufs, il y a donc de la protection incendie, mais le niveau est-il suffisant ? […]

Pendant que l’équipe médicale du Samu part à la recherche de blessés à ramener, de nombreuses personnes se présentent spontanément à l’avion pour que nous les sortions de cet enfer. Notre « République française », peint sur le fuselage, n’est pas passé inaperçu. J’essaie d’expliquer gentiment aux gens que pour nous, c’est l’ambassade de France qui dresse les listes des passagers. Un ressortissant grec est très insistant, nous avons toutes les peines du monde à lui expliquer que je ne prends pas les passagers qui se présentent ainsi. L’ambassadeur de France en Haïti vient à l’avion pour me demander ma dead line : je lui précise que je ne veux pas partir de nuit car je n’ai aucune information sur l’éclairage. Il n’a pas l’air d’apprécier ma réponse ; il lui faudra beaucoup de temps pour faire acheminer les ressortissants à l’avion. Je dois insister pour lui expliquer que ma priorité c’est la sécurité. Nous arrivons à faire des pleins carburant : qualité du fuel ? Aucune idée…

Je retrouve Jérôme, l’un des commandants de bord de l’Airbus de Blue Line. Ils ont réussi à se poser quelques heures avant nous, mais faute de réseau, il n’a pas pu me téléphoner. Leur vol avait pour but d’amener des secouristes mais le ministère des Affaires étrangères veut maintenant les réquisitionner pour évacuer vers Pointe-à-Pitre un maximum de Français. Il faudrait qu’il ramène les passagers valides et moi je serai chargée des blessés. […]


Les premiers blessés lourds arrivent, couchés dans des barquettes posées à même le plancher de camions militaires. Nous n’arrivons pas à les passer par l’avant de la cabine : la cloison nous empêche de les tourner à l’entrée de l’avion. Nous faisons déplacer la passerelle à l’arrière et la très longue opération de chargement commence. Les blessés sont dans les barquettes pendant que l’équipage les sangle le plus convenablement possible. […]
 
Pendant ce temps, j’observe l’avion de Blue Line sur ma droite : les passagers valides sont arrivés et sont en train de monter à son bord. Il va pouvoir partir avant nous. Nous avons 85 passagers : douze sur des civières, un couché par terre, deux femmes enceintes (une de 9 mois), une vingtaine d’enfants. Tous ces gens sont plus ou moins blessés. L’enfant couché par terre est calé contre une cloison, son crâne ayant été écrasé lors du tremblement de terre. Les médecins m’annoncent que notre destination est Pointe-à-Pitre pour décharger des blessés. Tant pis pour la préparation du vol. Je me fais prêter un téléphone satellitaire par l’attaché de défense pour appeler l’officier contrôleur afin qu’il transmette notre arrivée à Air France Pointe-à-Pitre. L’ambassadeur revient à l’avion pour nous dire que nous pouvons partir, nous prendrons les autres demain. Il me lance : Vous voyez bien que vous allez partir de nuit, cela ne pose pas de problème !  Je ne réponds rien.
 La nuit est en train de tomber : la piste est éclairée, c’est déjà ça. Mise en route, push, toujours aussi folklorique : le « contrôle » nous demande de nous décrire pour qu’il sache qui lui demande de partir. La passerelle est retirée, le push est connecté, nous allons pouvoir quitter les lieux. Un couple, puis une dizaine de personnes se précipitent vers l’avion en nous faisant des signes désespérés pour que nous les prenions. Je demande au technicien au sol qui est sur le point de nous repousser de les aiguiller vers notre ambassade. Cela ne les décourage pas mais je ne peux pas mettre en route avec ces personnes devant mes réacteurs ! Je leur écris un message sur une feuille qu’Olivier leur envoie par la fenêtre : Je dois partir, allez à l’ambassade de France, nous revenons demain. Signé : Le Commandant de Bord. Et nous partons la mort dans l’âme, en abandonnant nos compatriotes.

Nous venons de faire 7 heures d’escale…Décollage, montée, transfert…Avons-nous un plan de vol ? Le contrôleur que nous contactons à la frontière croit que nous allons à Saint-Domingue. Le contrôle est totalement saturé, tous les terrains alentour également, nous voyons des avions dans l’attente de Las Americas étagés jusqu’à 13 000 pieds. […]

Nous nous posons enfin à Pointe-à-Pitre.Le vol s’est moyennement passé : une patiente a été réanimée pendant 45 minutes. À l’arrivée, elle est toujours « en vie », merci aux médecins qui ont attendu d’être à l’hôpital pour la déclarer décédée. Les valides descendent, mais à l’hôpital de Guadeloupe, en voyant la gravité des blessures, le personnel ne peut prendre que la moitié des patients. Nous apprendrons également le lendemain, que l’enfant au crâne écrasé qui a voyagé par terre (parce que c’était la moins mauvaise des solutions pour lui) est décédé dans la nuit.  Pendant l’escale, je décide d’aller voir derrière si tout va bien. Je traverse la première classe, des médecins s’activent auprès d’enfants qui pleurent. Pierre, un steward assis dans son galley, m’intercepte au moment où je me dirige vers la cabine arrière :
—T’as un truc à faire derrière ?
— Non, je veux voir si tout va bien.
— Si j’étais toi je n’irais pas, c’est une véritable boucherie…Je marque un temps d’arrêt et je fais demi-tour. Il vaut mieux que je reste concentrée sur ma dernière étape. Nous repartons pour Fort-de-France avec les huit blessés restants.

Pendant le briefing avant mise en route, Olivier et moi entendons un des enfants hurler de douleur : pas facile de se concentrer pour la dernière étape. Nous pensons à nos propres enfants qui ont à peu près l’âge des blessés…Nous réglons encore pendant le vol nos taux de montée et descente, en restant assez bas pour avoir une altitude cabine la plus proche possible du sol. Et nous arrivons enfin à Fort-de-France. Il nous faut encore 1heure 30 à l’avion pour les opérations de déchargement. L’odeur à bord est pestilentielle… […]

Allez, j’opte pour un repos mini et tout l’équipage est d’accord. Nous repartirons demain à 14 heures locales.. Ludovic le chef de cabine me dira quelque temps plus tard, que si j’avais dit qu’on repartait immédiatement, ils auraient tous été derrière moi, conscients de l’effort à fournir pour sauver d’autres vies. […]

02 h 30 le 15 : arrivée à l’hôtel. […]

Au moment où je me couche, je prends mon réveil pour le régler 6 heures plus tard. Il se met à sonner : nous sommes donc levés depuis 24 heures…