PAROLES EN
L'AIR
Récit de Claude Baillet (Esterel de 1984 à 87 et de 90 à 94)
Au printemps 2003, alors que
je suis à l’IHEDN, mes amis du musée Normandie-Niémen m’apprennent
qu’une mission A310 est prévue vers Moscou. Elle transportera les
invités pour inaugurer une exposition à la mémoire du général de
Gaulle et des Français qui ont combattu aux côtés de l’URSS lors de la
seconde guerre mondiale.
J’en informe l’Esterel qui n’a pas encore reçu de préavis de vol et
demande d’en être le copilote.
Le 7 juillet, le lieutenant-colonel Pascal Hoarau,
commandant d’escadron et commandant de bord et moi, son copilote abonné
aux commandes, avec un équipage de cabine de voyage officiel,
transportons autorités secondaires et invités à Moscou. Tout est allé
très vite et nous n’avons pas eu le temps de chercher à savoir qui est à
bord.
À Moscou, le lendemain, lors de l’inauguration, j’aperçois le général
Risso et Claude Lemée, qui m’avait invité chez lui pour que je rencontre
ce héros du Neuneu. Plus tard, nous voyons Roland de la Poype, chemise
sans cravate, veste ouverte où sont accrochées deux médailles : héros de
l’Union Soviétique et compagnon de la libération.
Nous
rentrons de Moscou le 9. Nous décollons de Cheremetievo un peu après 16
heures 30. Notre A310 en version haute densité est presque plein.
Compagnons de la libération, autorité politiques et militaires, héros de
la seconde guerre mondiale, de l’association Charles de Gaulle et des
anciens du Régiment Normandie-Niemen, des enfants et proches : l’ordre
protocolaire a dû être un casse-tête.
Avant la mise en route, nous invitons Risso et de
la Poype dans le poste de pilotage. Ils s’installent chacun sur l’un des
deux jump-seat de l’A310. Après la procédure de départ, Pascal, en place
gauche, commence à les interroger sur ce qu’a été leur aventure pendant
la seconde guerre mondiale.
Comme nous le faisons à l’Esterel, j’écoute le
trafic radio par l’écouteur sur l’oreille droite, et suis la
conversation de l’autre oreille, dégagée du casque.
Au milieu du ciel limpide, nous
refaisons en deux heures le trajet de Moscou au Niémen qu’ils ont mis
plusieurs semaines à parcourir, en accompagnant l’armée Russe qui
repoussait la Wehrmacht vers l’Allemagne. Ils répondent à nos questions,
complétant l’un l’autre leurs anecdotes.
Ce jour-là, le radar du FC grogne un peu. Il génère
une forme de vibration secondaire qui ressemble à ce que l’on ressent
sur un bimoteur dons les hélices ne sont pas parfaitement synchrones.
Risso : « Ce sont vos
réacteurs qui font ça ?
-
Non, même si les N1 diffèrent, ça vibre rarement. C’est le radar ».
Répond Pascal.
Risso se souvient : « Sur Potez 63… Enfin, vous
savez qu’avant la guerre, en France, les deux moteurs d’un bi tournaient
en sens inverse. On pensait que ce serait plus facile à régler… En fait,
c’était impossible à contrôler au sol… »
Toula, janvier 1944.On reconnaîtra devant un Yak 9 : à gauche Y. Mourrier et J. Risso
« COTAM 1072, change
frequency, etc. » Il s'interrompt en entendant le message par les
haut-parleurs du poste.
Je
réponds : « COTAM 1072, with XX radar, frequency ZZ, have a good day… »
Salutations d’usages, nouveau contact avec un autre contrôleur, fin des
échanges radio, tout va bien. La discussion peut reprendre.
Risso : « À Istres, quand les
Léo 45 décollaient, tout le monde se planquait ! » Il rit.
« Personne, y compris l’équipage, ne savait dans
quel sens ils y allaient. »
« Après avoir terminé mon
pilotage (sa formation pour les non initiés), je suis passé à Londres.
J’étais dans la chasse de nuit. Au début, les Anglais étaient très
emmerdés. Pour arrêter les bombardiers la nuit, il n’y avait rien. Sur
Hurricane, on volait en formation avec un zinc qui avait un radar, pas
très puissant ni précis, et était chargé de batteries qui alimentaient
un gros projecteur. Quand il accrochait un ennemi, il allumait son phare
et on passait sous lui pour essayer de descendre l’autre… » Il sourit
modestement et malicieusement.
La climatisation nous maintient à la température
souhaitée, le soleil brille, la nuit est loin d’ici.
« Pour rentrer au terrain, il y
avait un système de lampes, en cercle d’abord puis en V vers la piste.
Cela faisait un circuit pour se poser de nuit. À la fin, on mettait 2
minutes 40, on était devenus très forts… »
Nous n’osons pas parler, l’Airbus nous transporte
dans son glissement souple. Notre route suit l’itinéraire de la campagne
qui a conduit le Normandie-Niemen de la Russie aux abords de Berlin.
« D’ailleurs, plus tard, en
Russie ça m’a valu de voler de nuit…
Nous avions peu de radio, un peu entre avions,
quand ça marchait, et pas de radar.
On disait aux jeunes : soleil à droite à l’aller,
soleil à gauche au retour. En sortant d’un combat tournoyant, ça peut
servir. Le compas du Yak, un des seuls instruments de l’avion, était peu
fiable. Je m’en étais plaint au chef des mécanos, le capitaine
Agavelian, lui disant que le mien ne marchait pas, il était toujours
faux de 45° ! Il m’a répondu : ça prouve qu’il fonctionne, tu n’a qu’à
corriger l’erreur ! ».
Nous étions à moins de 25 km du front, des fois
plus quand ça avançait très vite, des fois moins. Tiens ici, pas loin de
Vilnius, nous étions en avance. Les types, en bas, (les habitants du
coin) n’avaient pas vu un Allemand de la guerre. C’est alors que nous
avons fait les meilleurs repas. À midi, nous mangions des cochons de
lait farcis. L’après-midi les mécanos devaient monter la garde pendant
que nous faisions la sieste. Le front était derrière nous et les unités
allemandes battaient en retraite tout autour. On serrait un peu les
fesses. »
Je le regarde, sa petite moustache ne semble pas
avoir changé depuis les photos prises à l’époque, comme le pétillement
dans son regard. J’essaie d’imaginer quel formidable compagnon devait
être ce jeune homme qui est resté si espiègle.
Il reprend : « Ah, oui, la
chasse de nuit. Il y avait un Allemand qui nous survolait toutes les
nuits. Le général Zakharov voulait qu’un soir de pleine lune j’aille lui
en faire passer le goût. J’étais le spécialiste de la chasse de nuit !
Je demandais : mon général, comment je rentre au terrain ? Tu vois où
est la villa de mon PC, 45 minutes après ton départ on fera un grand feu
dans le jardin et un petit avant la piste. Tu t’alignes là-dessus.
J’y suis allé, mais l’Allemand court encore, je
n’ai pas réussi à l’attraper. J’ai tourné en rond en attendant l’heure
de rentrer. On a eu assez d’émotions, on n’a pas recommencé. »
Le chef de cabine arrive,
chacun commande un jus d’orange. Les changements de fréquence se
succèdent. Nous sommes sur la route aérienne qui va de Berlin à Paris.
Les consommations de carburant et tous les paramètres sont normaux, on
glisse dans l’azur au dessus de quelques cumulus de beau temps…
Risso reprend : « Tous les
deux, nous avons survécu à la première campagne, je crois que c'est
grâce à notre âge. » De la Poype acquiesce.
Risso :« Si vous vous souvenez (!) de ceux qui ont
disparu, ils avaient tous plus de 25 ans. Ils n’ont pas réussi à tenir.
Ils ne récupéraient plus.
On était au terrain de deux heures du matin à dix heures du soir. Les
mécanos dormaient sous les ailes, ils n’avaient plus le temps de
descendre au camp.
Un
jour, à midi, j’avais déjà fait quatre tours (4 missions de guerre !).
J’ai dit à Pouyade : Si tu n’as pas absolument besoin de moi, cet
après-midi, je vais me reposer.
On ne volait pas plus de 45 minutes. On ne pouvait
pas rester concentrés plus longtemps. Celui qui l’aurait fait aurait été
descendu, c’était une cible.
Je crois que c’est la fatigue qui a tué les plus
âgés, ils ne pouvaient pas tenir ce rythme en restant à fond !
On a été sauvés par Albert. Il avait douze dixièmes
à chaque oeil et un sens du combat extraordinaire. Il voyait l’ennemi
avant que les autres nous aperçoivent, c’était un sacré avantage. »
Nous sommes au dessus de ce
ciel de gloire où ils se sont battus.
Doubrovka, juillet 1944
À gauche : Roland de la
Poype, à droite : Marcel Albert, deux héros de l’Union Soviétique
Risso et de la Poype se
titillent amicalement. Le second n’entend plus très bien. Un souvenir
d’un piqué célèbre, le 9 juin 43, où il s’est crevé un tympan. Il répond
à Risso que lui faisait moins le fier quand, au cours d’un piqué, lui
aussi à la poursuite d’un appareil ennemi, le revêtement de ses ailes a
commencé à se décoller…
Risso demande à de la Poype : quand Staline t’as
remis ta médaille de héros de l’Union soviétique, il t’a embrassé sur la
bouche, à la russe. La moustache t’a piquée ? Il n’a pas mis la langue,
au moins ! Humour de potaches, de jeunes gens qui en ont tant vu…
C’est le début d’une superbe
soirée, Paris s’offre à notre admiration dans les ors du soleil
couchant. Ils nous demandent si nous n’avons pas un petit coup de
fatigue, auquel cas ils prendraient notre place pour poser l’Airbus…
Arrivés au terminal, le finger
en place, les passagers commencent à sortir de l’avion. C’est le moment
de les quitter.
L’émotion
que Pascal et moi ressentons doit être palpable.
Ils nous disent qu’ils sont
heureux de cette visite à Moscou, de ce vol retour. Ils nous remercient.
Nous avons beau protester et leur dire quel honneur et quel plaisir cela
a été pour nous, ils nous invitent à passer les voir, pour rendre notre
invitation, Risso à Cadolive et de la Poype au Marineland d’Antibes
qu’il a créé.
Pascal y est allé ? Moi, pas, je ne les ai jamais
revus.
À présent que tous deux ont disparus, avant de
disparaître moi-même, je trace ces signes censés abolir le temps et
garder le souvenir d’un après-midi enchanté.
Récit de Pascal Hoarau (Esterel de 1993 à 2005)
Quel vol ! La veille, j’étais
sur la place Rouge où un hommage avait été rendu au général de Gaulle.
Sa photo géante dominait la place, première fois qu’un étranger était
affiché ainsi sur la place emblématique de la Russie. Hier aussi, le
Normandie-Niémen avait reçu lui aussi un hommage officiel spécifique. Et
quel meilleur hommage que ces Sukhoi 27 flanqués de l’étoile rouge
survolant la ville à basse altitude, dans le fracas des réacteurs et le
panache des fumigènes. Les voilà au-dessus de la Place Rouge et tout
s’accorde à cet instant, les murailles du Kremlin, les briques écarlates
du musée de Moscou, les coupoles multicolores de la cathédrale Saint
Basile-le-bienheureux, l’énorme étoile rouge des Sukhoi 27 pour créer un
moment de joie collective, enthousiaste et victorieuse.
Aujourd’hui, deux acteurs de
cette épopée faite de courage, d’inconscience et d’intensité, de
privations et de risques, cette épopée meurtrière aussi, sont dans le
cockpit de notre A310, à 11600 mètres exactement (en Russie, les niveaux
de vol étaient en mètres), juste derrière moi et racontent avec malice
et simplicité leur parcours. Le départ d’une France défaite, le long
parcours incertain qui les mène en Union soviétique, les périodes
d’ennui à mourir et les périodes de combat, à mourir aussi. Je bois
leurs paroles, j’aurais envie d’en savoir plus, de les entendre encore
mais bon, au bout du compte, c’est moi le commandant de bord, tout le
monde parle dans ce cockpit et je trouverais dommage de me prendre un
airmiss aussi minable que leur épopée a été héroïque sur cet itinéraire
qui fut le leur. À gauche Minsk, à droite Tallinn, bientôt la FIR
RIGA, où l’altitude de vol s’établira en pieds, alors, pragmatique, avec
regret, je me concentre sur notre bon vieux A310, FMS, affichages, radio
et laisse Claude participer à la discussion dont j’essaye de ne rien
perdre.
Oui, quel vol !
J’en garde un souvenir ému, plein d’admiration pour ces deux jeunes
hommes d’alors, partis à l’aventure, armés d’une seule conviction, se
battre, coûte que coûte, et qui aujourd’hui me font l’honneur d’être
leur pilote.
Illustrations de l’article : deux photos prises
sur la revue Icare N° 64 hiver-printemps 1973 – Normandie-Niemen tome
III .
Les légendes sont tirées de la revue.