L’épopée des T.S. au dessus du Pacifique-Sud

par Daniel FOUCHER

Des missions aériennes effectuées en normes opérationnelles sur l’étape la plus longue du monde

En premier lieu il faut souligner l’importance que le commandement de la DIRCEN attachait à ces vols et par voie de conséquence l’extrême attention que leur accordait la compagnie aérienne UTA (avant son absorption par Air France). Assurant d’ordinaire l’entretien technique programmé des appareils et une assistance commerciale aux escales de son réseau (essentiellement en Afrique, en Extrême-Orient et en Polynésie), cette compagnie, durant toutes les campagnes de tir du CEP, mettait en place aux escales du Bourget, de Pointe-à-Pitre et d’HAO une équipe de mécaniciens spécialement formés; ils prenaient en charge les vérifications et les premiers dépannages assurant ainsi le maximum de disponibilité de l’appareil.
Quant aux équipages, ils ne participaient à ces vols qu’après effectué environ 500 heures sur DC8 et qu’en faisant abstraction de toute possibilité de permissions pendant les mois de juillet et d’août, mois généralement les plus denses en vols vers la Polynésie; je me souviens que, faisant partie du 10éme équipage formé par UTA fin 1968, ma participation à ces vols s’est traduite jusqu’en septembre 1973 par une moyenne de 18 à 22 jours d’absences par mois pendant les 6 mois concernés chaque année.
Les campagnes de tir se déroulaient d’avril et octobre, période durant laquelle, les vents étant plus faibles sur le Pacifique Sud, la charge offerte sur la longue étape Pointe-à-Pitre – Hao était meilleure; le choix de l’escale de Pointe-à-Pitre avait été fait pour éviter à l’avion de faire escale dans un pays étranger avec à bord du fret classé « secret défense ».
Fin janvier 1966 intervient la livraison du 1er DC8 55F à l’armée de l’air (le FRAFA). Choisi en raison de l’adéquation de ses performances aux exigences des vols à très longue distance(1) ,il est aussitôt affecté aux missions au profit de la DIRCEN (2) entre la métropole et le polygone d’essais atomiques de Polynésie; via Montréal, Los Angeles et Papeete pour le transport des passagers et via Pointe-à-Pitre et Hao pour le transport de fret dit « sensible » d’où le sigle T.S (Transport Sensible) utilisé pour désigner ces missions.
Ces vols se sont multipliés au rythme des essais nucléaires qui sont montés en puissance chaque année pour, 10 ans après, mobiliser en permanence 2 des 4 appareils qui constituaient la flotte; ils ont cessé après le démontage du CEP(3) fermé en 1996.
Aujourd’hui, bientôt 15 ans après la fin de cette épopée, il est intéressant de rappeler dans quelles conditions s’effectuaient les T.S qui échappaient à la planification de l’armée de l’air par le biais d’une convention avec la DIRCEN comportant une allocation annuelle d’heures de vol DC8 pour l’ensemble des vols fret et passagers sur les 2 itinéraires: durant prés de 30 années elles ont constitué l’activité majeure de l’escadron Esterel créé en 1968.
Une vigilance renforcée de l’équipage

Au cours de ces T.S la plus grande vigilance devait être maintenue tout au long des 12 à 13h30 que durait le vol. Durant la première partie, au large du Venezuela et au dessus du canal de Panama, l’avion était encore trop lourd pour pouvoir voler au dessus des cumulonimbus qui, dans cette région voisine de l’équateur, restent actifs jusqu’à une tropopause se situant à plus de 12.000 mètres. Beaucoup d’entre nous se souviennent de ces nuages monstrueux qui étalaient leurs enclumes au-dessus de TABOGA en formant une ligne continue. Mieux valait ne pas subir de turbulences fortes avec un chargement « sensible » !
Cette vigilance de tous les instants était obtenue malgré la fatigue du vol grâce au croisement des tâches dans le cockpit pour éviter toute erreur de l’un ou de l’autre. Durant les traversées nocturnes, chacun prenait un moment de repos programmé en restant sur son siège Le pilote place droite et le mécanicien navigant veillaient à la tenue rigoureuse du nombre de Mach qui en vol Long Range diminuait tout au long du vol et surveillaient la consommation par des relevés toutes les 30 minutes; de leur côté, le pilote place gauche et le navigateur contrôlaient la trajectoire et la stabilité de l’appareil pendant les visées au sextant, le radio prenant en compte les messages de compte-rendu de position envoyés toutes les 30 minutes au CO du COTAM, à la DIRCEN et aux contrôles en vol civils.
A ce sujet une anecdote peut illustrer la rigueur avec laquelle l’ensemble des acteurs (DIRCEN, UTA puis AIR FRANCE, COTAM, ESTEREL) suivaient le fonctionnement de l’appareil affecté aux T.S. Toute panne répétitive était analysée lors de réunions périodiques; en 1980 une consommation excessive de carburant sur le DC8-62 affecté aux T.S a même entrainé des débats passionnés sur les causes de cette anomalie : …. « Vos pilotes tiennent peut-être mal le MACH » …m’avait susurré l’ingénieur d’UTA-Industries alors que les relevés dont nous disposions à l’Esterel apportaient la preuve du contraire; l’enregistreur de vol a même été analysé et il fallut reconnaître que la tenue de vitesse était parfaite. Au final, après plus de 6 mois d’audit technique, il s’est avéré que la servocommande de direction avait un neutre mal réglé et que le pilote automatique devait corriger constamment en roulis et en lacet faisant « marsouiner » lentement l’avion tout au long du vol.
C’est durant ces années de 1966 à 1975 que les vols ont été les plus « pointus » avec des atterrissages mémorables à HAO les réservoirs presqu’à sec ou en limite vent de travers sans réserve de dégagement, ou bien avec un balisage de fortune ou sans GCA. Par la suite l’installation de centrales à inertie puis le remplacement des DC855 par des DC862 aptes à recevoir la remotorisation en réacteurs CFM56 allait alléger notablement les risques.

Des missions longtemps mal connues dans l’armée de l’air

Ces vols qui s’effectuaient en normes opérationnelles et en combinaison de vol sont restés longtemps mal connus de l’armée de l’air (4) car ils n’avaient pour témoins que « l’employeur principal » ( la DIRCEN et le CEP), les cadres « habilités » de la compagnie assistante UTA et les quelques officiers contrôleurs du CO du TAM qui en suivaient le déroulement. Les DC8 de l’Esterel étaient plutôt connus comme « avions à moquette » sur la ligne passagers Paris-Papeete via Los-Angelés que sans sièges avec 13 palettes et un cockpit protégé par un filet anti-crash.
Il faudra attendre la montée en puissance des missions de participation aux opérations extérieures et notamment les opérations MANTA et EPERVIER au TCHAD en 1983-1985 durant lesquelles les équipages ont travaillé en étroite symbiose avec leurs camarades des autres unités de l’armée de l’air engagées, pour que le DC8 trouve sa vraie place au sein du dispositif aérien de projection des forces.
En conclusion il faut se réjouir qu’aucun accident n’ait jamais troublé le bon déroulement de ces Transports Sensibles, souligner l’efficacité de la coordination UTA (puis AIR France)-DIRCEN-COTAM et l’engagement des équipages de l’Esterel à l’abri des caméras car les vols étaient bien évidemment hautement classifiés.

(1)- le DC8F55 équipé de réservoirs de bord d’attaque avait une moins bonne autonomie que le 707F PELICAN mais ses performances au décollage de Pointe-à-Pitre permettaient l’emport d’une charge offerte supérieure.
(2)- Direction des Centres d’essais nucléaires implantée à Villacoublay
(3)- Centre d’expérimentations du Pacifique comprenant les atolls de Fangatofa et de Mururoa, et la base logistique d’HAO; le commandement était installé à TAHITI.
(4) – peu d’ouvrages historiques sur le Transport aérien militaire parlent de ces missions.

Enfin l’heure de décollage de Pointe-à-Pitre devait toujours permettre au moins 3 heures de vol de nuit avant l’atterrissage à HAO, le point fait au sextant étant plus précis de nuit. N’oublions pas qu’il faudra attendre les années 1975 pour voir les centrales à inertie installées sur DC8.
Au bout de 8 heures de survol maritime lorsque l’on recevait enfin le « beacon » d’HAO (dont la puissance a été plusieurs fois améliorée) et que l’atoll de TATAKOTO apparaissait sur l’écran radar, les langues se déliaient et les visages se décrispaient.
Si les vents étaient plus forts que prévu, tout écart par rapport à la route, tout supplément de consommation par rapport à celle prévue pour le nombre de Mach Long Range (qui diminuait tout au long du vol) non seulement augmentait l’altitude à laquelle le dégagement restait possible mais aussi allongeait le segment de vol durant lequel aucun terrain de secours ne pouvait être atteint en cas de dépressurisation (« trou » qui a pu atteindre 2 heures sur certains vols).
Enfin, la « chasse » au gain de charge offerte sur l’étape la plus critique a conduit à alléger le plus possible les équipements laissés à bord et à faire mettre en place par voie maritime un carburant « lourd » ce qui permettait d’améliorer le tonnage embarqué avec les pleins complets; il a fallu aussi disposer de kérosène mieux protégé contre le givrage afin de limiter les risques d’extinction aux hautes altitudes que pouvait atteindre l’avion car il était très léger en fin de vol; ceci est arrivé une fois en 1980 avec l’extinction des 4 réacteurs en fin de croisière au dessus de 40.000 pieds altitude peu fréquentée en général par les avions de ligne de ce type (pour rassurer le lecteur l’atterrissage s’est déroulé sans encombre après avoir rallumé les 4 aux altitudes plus faibles).

Les rotations France-Polynésie et retour étaient organisées soit en V (chargement embarqué au Bourget ou à Brétigny pouvant être transportée d’une seule traite sur l’étape Pointe-à-Pitre- Hao) soit en W ( charge plus élevée scindée en deux à l’arrivée à Pointe-à-Pitre puis convoyée vers Hao en 2 rotations ); les vols se déroulaient en allers retours se succédant sans arrêt supérieur au temps nécessaire pour décharger et charger l’appareil; grâce à un système de « poussette » les équipages se relevaient les uns les autres aux différentes escales effectuant une étape à chaque rotation de l’avion; au début ( et en fin de campagne) les équipages étaient mis en place (et rapatriés) par les lignes aériennes civiles.
La durée des détachements pouvait s’allonger en fonction des retards pris par les « tirs » ou par l’avion lors d’une panne: on appelait cela « Pénéloper » à Pointe-à-Pitre ou à Hao (puis à Mururoa quand la longueur de piste l’a permis): ainsi, en juin 1971, je suis parti sur un W avec chargement d’un « cœur » à Brétigny ; le détachement a duré 17 jours au lieu des 10 prévus avec 6 jours de « Pénélope » à Pointe-à-Pitre.
A cette époque l’étape Pointe-à-Pitre- Hao est restée longtemps la plus longue du monde (plus de 12 heures de vol en moyenne avec un record à 13h20) jusqu’à ce qu’Air France ravisse cette place à l’Esterel en reliant Paris à Tokyo par le pôle Nord et la Sibérie.
Afin d’avoir une charge offerte significative compte tenu de la nature du frêt à transporter (5 tonnes en moyenne en DC8-55) le vol s’effectuait avec une dérogation par rapport aux normes OACI : réserve de route réduite de moitié et Papeete, seul terrain de dégagement accessible au DC8, ne pouvait être rejoint qu’à 20.000 pieds ou au dessus. Pour limiter les risques de dégagement, HAO était systématiquement placé en QGO technique pour tous les autres avions une heure avant l’arrivée du DC8.
En route, seulement deux terrains de secours étaient répertoriés; en cas d’ atterrissage sur l’un de ces terrains, le commandant de bord devait ouvrir une enveloppe de consignes destinées à limiter les risques d’incident diplomatique, le plus probable étant la fouille de l’avion et l’arrestation de l’équipage (certes ce n’étaient pas les mêmes risques que pour un pilote de Mirage2000 après éjection au dessus de la Serbie ou de l’Afghanistan mais la perspective de passer plusieurs semaines dans un « cul de basse fosse » au Mexique ou en Equateur n’était pas a priori réjouissante).